« Comme une ambiance de Bar Mitzvah » : enquête sur le dîner du CRIF

« Vous êtes une revue engagée ? », « Pourriez-vous m’envoyer un exemplaire avant ? ». Enquêter sur le dîner du CRIF (Conseil représentatif des institutions juives de France), c’est être souvent confronté à des questions de ce type. Une vigilance légitime, au fond. Que sait-on vraiment de cet événement qui réunit chaque année l’élite du pouvoir et la communauté juive organisée, en dehors des clichés qui lui sont associés (« dîner mondain », « soirée de gala ») et des polémiques qu’il suscite parfois ? Depuis trente ans qu’il existe, le dîner nous en dit pourtant beaucoup sur la République et son rapport au fait religieux. Histoire d’un rituel éminemment politique.

PAR GHISLAIN DE VIOLET

Hôtel Pullman Montparnasse, mercredi 22 février, 20 heures. Bruno Le Maire, tout sourire, franchit un cordon de policiers, laissant derrière lui le quatre-étoiles parisien où il vient de passer une tête et la grappe de journalistes massés devant l’entrée du gratte-ciel. Les flashes des appareils photos crépitent au rythme des berlines dont s’extirpent des figures du Tout-Paris de la politique, des associations, des affaires ou des institutions religieuses. Tiens, voilà Jean-Jacques Urvoas, le ministre de la Justice. Bientôt suivi par Maurice Lévy, le patron de Publicis ou Dalil Boubakeur, le recteur de la Grande Mosquée de Paris. Emmanuel Macron marque un stop devant un bouquet de micros pour se féliciter du « tournant historique » que constitue son alliance avec François Bayrou, officialisée dans la journée. Et François Hollande, notoirement peu porté sur la ponctualité, est presque à l’heure ! Difficile de faire autrement pour l’invité d’honneur de la soirée, en même temps. À l’intérieur, le cocktail a déjà pris fin. Le lobby marbré de l’établissement a été déserté au profit de la grande salle où sont maintenant attablés des centaines de convives.

Si des touristes étrangers pouvaient assister à la scène (la rue est bouclée, sécurité oblige), nul doute qu’ils imagineraient quelque réception mondaine ou culturelle. Et non un événement où sont rassemblés la plupart des responsables politiques du pays. Un lieu où le pouvoir dialogue presque d’égal à égal avec une composante particulière de la société. Où les journalistes se pressent pour récolter les confidences des élus, à l’instar d’une Karine Le Marchand, se faisant inviter pour approcher Alain Juppé et lui proposer de participer à l’une de ses émissions. « C’est assez bluffant d’avoir accès à des gens aussi divers et qui se retrouvent dans un rapport convivial », remarque auprès de nous une personnalité des médias qui y a son rond de serviette. Le dîner a même « fait des petits », d’autres groupes à caractère identitaire cherchant à inscrire leur propre repas dans le calendrier républicain, comme le Conseil de coordination des organisations arméniennes de France (CCAF) ou le Conseil représentatif des Français d’Outre-Mer (CREFOM).

Pour comprendre la réussite de la soirée du Crif, un petit retour en 1985 s’impose. C’est cette année-là que le dîner est créé par le Conseil représentatif des institutions juives de France. L’idée vient de Théo Klein, charismatique président de l’association née dans la clandestinité, en 1943. Par cette initiative, l’ancien résistant devenu avocat d’affaires ambitionne d’imposer « l’organisation qu’il dirige comme l’interlocuteur privilégié des pouvoirs publics », écrit le sociologue Samuel Ghiles-Meilhac dans son livre consacré à l’histoire du Crif. Le Consistoire était, depuis 1808, l’organe en lien avec les autorités sur les questions religieuses. Le Crif serait donc la voix des Français juifs sur les questions politiques. Aujourd’hui âgé de 96 ans, Théo Klein nous a reçus à son domicile de Saint-Cloud, où il vit avec son épouse. « L’idée du dîner était assez culottée, juge-t-il rétrospectivement. Ça impliquait que la communauté juive ait le courage de s’inscrire dans la vie publique comme une communauté particulière […] Il ne s’agissait pas seulement d’exister mais d’exister visiblement », explique-t-il en détachant bien les syllabes sur ce dernier mot.

Si Théo Klein ne se souvient pas de l’impulsion qui a donné naissance à son projet, le contexte de l’époque y a certainement pris une large part : le Front national commence alors à émerger comme force électorale et plusieurs attentats antisémites ont eu lieu récemment à Paris (attentat de la rue Copernic en 1980, attentat de la rue des Rosiers en 1982). Le Crif cherche à s’assurer du soutien de la République. Un appui qui serait affirmé publiquement, et non plus seulement dans le secret des cabinets ministériels. Rama Yade, qui a assisté au dîner à de nombreuses reprises quand elle était au gouvernement, a été frappée par cette dimension : « On sent pendant le dîner une volonté quasi-physique d’être compris

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