L’appel du moule

C’est peu dire que Thomas Gayet n’a pas trop aimé être élève de la rue Saint-Guillaume pendant cinq ans, entre 2005 et 2010. Dans ce texte vengeur, l’auteur du manifeste anti-crise et pro-graisse CineCittà  (Éditions La Tengo, 2012) raconte la transformation de Sciences Po en business school « un peu tocarde » sous le règne, décrit comme ubuesque, de Richard Descoings. Dans des cours du soir sur la « Vie de l’entreprise » phagocytés par des cadres de L’Oréal ou Lagardère, il croise une population étrange qui se destine dans l’ennui vers les plus hautes fonctions. Ce qu’il nomme l’appel du moule.

PAR THOMAS GAYET PORTRAITS RENAUD MONFOURNY

« L’impertinence, c’est bien, c’est un signe de créativité ; mais modérément : à trop forte dose, ça nuit à l’esprit d’équipe. » Les yeux dans les yeux, en aparté, sourire à 32 dents translucides, cheveux éblouissants de blondeur, fin de cours. Il ne manque que l’attaché-case, l’énorme nœud de cravate, les mots « cavalier seul », « team building », « entreprendre », quelques graphiques, de la moquette au mur, des salaires exprimés en KE. Encore que d’autres élèves arborent un nœud de cravate d’une taille estimable et qu’ils rangent leurs cours dans un attaché-case ; et, à bien y regarder, tous les mots précités ont été prononcés pendant les deux heures qui viennent de s’écouler. Quant à la moquette… Elle est omniprésente, au mur, au sol, partout, dans ces anciens locaux de l’ENA. Moi je ne réponds rien, cette ligne de dialogue m’a mis KO. Tout devient clair d’un coup, l’arnaque suprême, le coup fourré : Sciences Po n’est rien d’autre qu’une école de commerce. Une école de commerce un peu plus tocarde que les autres.

Ce moment d’intense malaise, je le dois à un élan démystificateur. En 2006, jugeant trop mal connu le monde de l’entreprise, la direction de Sciences Po décide d’imposer aux étudiants de deuxième année dont je fais partie un cours intitulé « Vie de l’entreprise ». L’occasion de renforcer les relations privilégiées que la Fondation nationale des sciences politiques entretient avec L’Oréal, Lagardère et LVMH. L’occasion surtout d’octroyer à leurs équipes le titre de maître de conférences à Sciences Po : presque tous les enseignants du module obligatoire ont été recrutés chez Lagardère, Arnault, ou Lyndsay Owen-Jones. Cela donnera lieu à des scènes ubuesques, par exemple quand un des vacataires, en guise de cadeau d’adieu, laissera négligemment sur les tables des élèves plusieurs boîtes de parfums Dior, Fahrenheit ou J’adore, savamment différenciées par genre. 

Dans le genre bourrage de crâne imbécile, la « Vie de l’entreprise » fera date. Déjà, l’esprit d’équipe n’aurait pas pu tenir sans une disposition des tables en U. Question de convivialité. « Tout le monde participe, hein ! » Et puis : la blonde au sourire bright qui, au civil, pointe chez L’Oréal Luxe comme responsable marketing, si elle parle d’impertinence entre deux mots de franglais, c’est simplement parce que je me suis permis de boucler par un suicide pourtant probable le récit quotidien d’un trader new-yorkais qu’elle nous a demandé

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