Normalien, agrégé de philosophie, traducteur et écrivain (il vient d’obtenir le prestigieux prix Décembre), Maël Renouard a aussi été, entre 2010 et 2012, l’une des plumes de François Fillon à Matignon. Dans cette nouvelle inédite, il retrace le destin de Félix Gaillard qui fut, à 38 ans, le plus jeune Premier ministre de la IVème République. Un personnage oublié de notre vie politique, qui mourra tragiquement dans un accident de bateau, au large de Jersey, en 1970.
Quand je préparais le concours de l’Ecole normale supérieure, il y a un peu plus de quinze ans, l’histoire était la discipline qui occupait la part la plus considérable de l’emploi du temps des khâgneux. Nous pouvions être interrogés sur tout ce qui s’était passé en France depuis 1848 et tout ce qui s’était passé dans le monde depuis 1914. Rares étaient ceux qui avaient la sagesse de ne pas se laisser intimider par cet océan et avaient défini à leur usage un service minimum auquel ils se tenaient, en misant sur les talents qu’on leur reconnaissait de toute façon dans d’autres disciplines ; mais pour le commun des élèves, l’idée de devoir traiter de sujets comme « la papauté entre 1905 et 1912 » et de n’avoir absolument rien à dire était assez inquiétante pour qu’on se voue corps et âme à quadriller l’immensité en se précipitant sur toutes les parcelles de savoir disponibles. Dès que nous avions un peu de temps libre, on l’employait donc à réviser des cours d’histoire ou bien à parcourir encore et encore les mêmes manuels. On ne se séparait jamais des ouvrages de la « Nouvelle histoire de la France contemporaine », collection éditée au Seuil qui était alors très renommée chez nos professeurs. Les miens étaient couverts de marques de crayon mine, de stabilo jaune, de feutre rouge et de stylo bleu qui témoignaient comme des strates géologiques de la succession de mes lectures ; leur tranche était défoncée par les pliures, les pages s’en décollaient.
Je me souviens des derniers jours qui précédèrent les épreuves écrites ; ils étaient caniculaires. C’était au mois de mai. Je restais à travailler tard dans la nuit, avec toutes mes fenêtres ouvertes. Les lampes ravivaient la chaleur que l’on essayait d’évacuer en organisant des courants d’air et elles attiraient des nuées d’insectes qui s’agglutinaient à l’intérieur des abat-jours et sur les cercles de lumière dessinés au plafond. J’avais réquisitionné l’une des plus grandes tables de la maison. Tous mes livres d’histoire et toutes mes fiches étaient étalés là. Tantôt je lançai des coups de sonde au hasard, tantôt j’engageai des relectures systématiques à vitesse accélérée.
Mon père veillait non loin de moi, assis dans un fauteuil, son ordinateur portable sur les genoux. Il me voyait à la peine ; c’est la seule période de ma vie où je suis sûr d’avoir travaillé plus que lui. De temps à autre, il décidait qu’il fallait interrompre mon labeur, ou du moins lui donner une tournure plus plaisante, plus légère, et il me racontait ses souvenirs d’une époque qui était celle de sa jeunesse et qui était pour moi un objet d’étude. Il semblait d’ailleurs prendre au sérieux ces intermèdes, comme s’il avait pensé que les éléments anecdotiques concrets qu’il me livrait de source sûre non seulement s’imprimeraient dans ma mémoire d’autant plus facilement qu’ils me distrairaient, mais pourraient aussi me servir à faire la différence aux yeux de mes examinateurs. Il avait certainement raison et je ne m’en rendais pas assez compte.
Souvent les choses qui l’avaient marqué n’apparaissaient pas dans mes livres d’histoire. C’est lui qui me parla de Gabrielle Russier – l’enseignante qui était tombée amoureuse d’un de ses élèves âgé de seize ans, avait été condamnée pour détournement de mineur et s’était suicidée en prison – et de la conférence de presse où Georges Pompidou, qui venait d’être élu président de la République, récita des vers de Paul Eluard quand on lui demanda son sentiment sur l’affaire. « Moi, mon remords, ce fut la victime raisonnable au regard d’enfant perdu, celle qui ressemble aux morts qui sont morts pour être aimés… » Plus tard, j’ai remarqué que beaucoup de gens de la génération de mon père avaient été frappés à la fois par ce drame et par le sublime à-propos dont Pompidou avait fait preuve. On lui avait reproché son passage par la banque Rothschild ; il avait soudain revêtu les habits du lettré, de l’humaniste à qui le tragique de la vie inspire le langage du mystère et de la grandeur. Mon père, pour ne pas accroître l’écrasante pression que je m’étais moi-même
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