Roland Dumas : « J’ai eu affaire avec la justice dès l’âge de 8 ans »

La première rencontre avec Roland Dumas a lieu moins de quarante-huit heures après son entretien avec Jean-Jacques Bourdin à RMC et la polémique sur « l’influence juive » et Manuel Valls. Dans l’ancien atelier de la sculptrice Camille Claudel sur l’île Saint-Louis où il vit depuis 1956, c’est l’effervescence. Ses trois lignes téléphoniques sonnent à tue-tête : des journalistes bien sûr, des proches qui s’inquiètent, des clients toujours, mais aussi des appels masqués le menaçant de mort. Depuis ses études de droit et de sciences politiques débutées sous l’Occupation, Roland Dumas a toujours navigué entre la justice et la politique, avec un anticonformisme certain et le sens de la provocation. Avocat durant soixante ans au barreau de Paris, il a défendu Marc Chagall, Pablo Picasso, Jacques Lacan. Mais aussi François Mitterrand, Pierre Mendès France ou Pierre Bérégovoy. Il a connu également la justice de l’autre côté de la barre au moment de l’affaire Elf. En plein « Dumas bashing », il fallait donner du temps au temps pour que l’ami de François Mitterrand puisse s’exprimer dans toute sa complexité.

PAR ALEXANDRE CHABERT
PORTRAITS ARNAUD MEYER

Revenons donc quelques années en arrière… À quel moment vous êtes-vous dit : « Je veux faire de la politique » ?

J’ai toujours eu envie de faire de la politique. Je vais vous raconter une anecdote. Mon père était petit fonctionnaire, ma mère élevait les gosses, on vivait dans le Limousin et le dimanche, on allait les uns chez les autres. Ma mère avait une copine qui était fiancée avec un propriétaire terrien un peu snobinard, qui m’interrogeait sur des sujets dont je ne savais rien. Et donc un dimanche, il me demande : « Alors Roland, qu’est-ce que tu veux faire plus tard ? » Goguenard, je lui réponds : « Moi je veux être président de la République ! » Tout le monde se marrait, mais pour moi, c’était tout naturel.

…  et avocat ?

J’ai eu à faire avec la justice dès l’âge de 8 ou 10 ans. J’avais arraché les plantes du jardin de la maison que louaient mes parents pour les vacances. Ça s’est terminé au tribunal ! Il y avait eu une bagarre entre les avocats, j’avais trouvé cela marrant... Ce monde des avocats commençait à m’intéresser. Je gardais ça dans ma tête. Et puis, le temps passe. Au début de l’Occupation, je ne savais pas quoi faire. J’avais mon bac, mais enfin ce n’était pas suffisant, et je pars en vacances en Normandie avec d’autres garçons. Un jour, dans un virage, un type avec une énorme voiture décapotable accroche notre voiture. On s’arrête, je sors du véhicule, c’était un type avec une nana, très belle – moi je regardais surtout la fille. Le type dit : « Faut que je sois ce soir à Paris, je plaide une affaire demain… » Ça m’en a foutu plein la vue ! C’était Maître Jean-Charles Legrand, l’avocat le plus à la mode. Moi ça ne me disait rien à l’époque, mais il m’avait alors impressionné, comparé à mon père, le petit fonctionnaire…

Et vous avez fait des études de sciences politiques et de droit ….

J’étais à Limoges. À l’époque c’était un bled, c’était un peu la campagne déjà. Euh non, depuis toujours (Rires) ! Je tournais en rond. Pendant la guerre, des étudiants de Sciences Po, qui étaient des mecs avec du fric, s’étaient réfugiés à Limoges. Ils avaient des pantalons de golf, ils draguaient les filles. Ça m’impressionnait aussi. Et j’ai dit à mon père : « Je veux faire Sciences Po. » Il m’a dit : « Mais enfin, tu es fou, faire Sciences Po ! » Il voulait que je fasse Polytechnique. Mais moi, ça m’emmerdait et je me suis inscrit à Sciences Po, alors réfugié à Lyon. C’est là-bas que j’ai eu de « mauvaises fréquentations » dans la Résistance. J’ai fait quelques conneries. Et en mai 42, je suis arrêté (pour avoir organisé à Lyon le boycott par les étudiants lyonnais de l’Orchestre philharmonique de Berlin − NDLR). Ils me foutent à Fort Barraux. Au bout de trois semaines, j’en avais marre. Lors d’une corvée de bois, je me planque et je m’échappe. Ce n’est pas héroïque… Je me retrouve hors de la forteresse, avec un ou deux francs et sans papier… Je marche deux kilomètres jusqu’à la gare et monte dans un train sans billet pour Lyon. J’ai pris le maquis. Mon père a été fusillé, moi condamné. Et j’ai attendu 44, j’ai posé des petites bombes par-ci, par-là. À la Libération j’ai repris ma licence, parce que je n’avais que la première année. Je me suis ensuite inscrit au barreau.

Comment avez-vous commencé à exercer ?

Je n’avais pas de local mais j’avais une petite amie, et elle était bonne chez un type qui avait un cabinet moyen dans le Quartier latin. Celui-ci m’a reçu et m’a dit : « Alors écoutez, vous serez mon collaborateur, mais je ne vous donne pas un sou. » C’était l’usage. « Mais je vous donne une pièce. » Au bout de deux, trois mois, j’avais plus de clients que lui ! Alors qu’en même temps, je faisais le métier de journaliste (au service étranger de l’agence économique et financière de 1949 à 1955 – NDLR). Et là, m’arrive ma première grosse affaire : celle du colonel Georges Guingouin, chef des maquis, dissident du Parti communiste, renvoyé devant la cour d’assises (victime d’une machination l’accusant de meurtre – NDLR). J’avais quoi ? Deux ans de barreau ! Et là je m’impose, et je prends le dossier, et je fais acquitter Guingouin… C’est comme ça que les choses se sont agglutinées autour de moi.

En 1956, vous devenez député à l’âge de 33 ans en vous appuyant lors de la campagne électorale justement sur le réseau de Guingouin.

C’est effectivement avec l’affaire Guingouin que j’ai démarré en politique. En 56, vous étiez trop jeune, mais je vais vous rafraîchir la mémoire : c’était la grande bagarre sur le réarmement allemand. Et donc je fais une liste de socialistes indépendants avec un vieux copain, qui était sénateur et avocat à Limoges. On fait chier la SFIO. J’arrive à Paris, je n’avais pas de groupe où aller. C’est là que j’ai retrouvé Mitterrand, que j’avais vaguement vu à la Libération. Et là, Mitterrand me dit : « Je vais vous donner mon investiture. » Et je suis élu. Alors Mitterrand me dit : « Comment vous avez fait ? » Alors je lui dis : « Vous savez, c’est très compliqué. » J’avais premièrement derrière moi les communistes dissidents de Guingouin qui passaient dans toutes les fermes où il avait fait son maquis ; deuxièmement, les socialistes dissidents de mon ami sénateur, et troisièmement, le plus drôle : les poujadistes. Pourquoi les poujadistes ? Parce que Pouja imprimait son journal pour les commerçants, dans

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