Maire, conseiller général, député, ministre de la Défense sous Nicolas Sarkozy, Hervé Morin a presque tout connu.
Dans cet entretien exceptionnel, à la fois intime et politique, Hervé Morin, aujourd’hui président de la région Normandie, revient sur les différentes étapes de son parcours, son enfance, ses études, sa première élection…
Il se souvient de ses grands parents qui lui ont transmis le virus de la politique, de la claque de son père la première fois qu’il osa critiquer De Gaulle mais aussi de son appel.
Même s’il reconnaît que c’était idiot de ne pas avoir voté la création des régions à l’époque de François Hollande, il « n’échangerait sa place pour rien au monde ».
« L’élection présidentielle c’est une acte cathartique complet qui conduit à l’exercice solitaire du pouvoir et à la déception »
Tendez l’oreille…
Extraits du podcast ‘Dans l’oreille de Charles’, série ‘Les grands barons de la politique’,
Interview menée par Thomas Thévenoud
Je n’arrive pas à la cheville de Pierre Mendès France ! Mes deux grands-pères étaient mendésistes, ils étaient maires de deux petites communes.
La terre en Normandie était suffisamment riche pour leur donner le temps de jouer aux cartes et de faire les marchés. Mon père, lui, était gaulliste et on parlait tout le temps politique à la maison.
La politique, plus fort qu’un virus
La seule claque de ma vie, je l’ai prise le jour où j’ai arrêté la télévision alors que le général de Gaulle parlait. C’est peut-être pour ça que je suis devenu centriste !
J’ai des souvenirs assez exceptionnels de Mai 68, où une de mes cousines était mariée avec un des très proches de Cohn-Bendit. Il y a eu des débats politiques incessants dans ma famille entre gaullistes et mendésistes, avec quelques lecanuetistes. C’était assez relevé et à cette époque, ça pouvait s’engueuler à table.
La politique, c’est plus qu’un virus. C’est une maladie grave, une addiction, comme prendre de la coke à haute dose. La preuve, c’est que chaque fois que quelqu’un veut arrêter, il finit toujours par replonger quelques années plus tard. Comme Alain Juppé.
La politique, c’est plus qu’un virus. C’est une maladie grave, une addiction, comme prendre de la coke à haute dose. La preuve, c’est que chaque fois que quelqu’un veut arrêter, il finit toujours par replonger quelques années plus tard
Mais moi, j’ai toujours dit que j’arrêterai un jour la politique, que je voudrai avoir une autre vie. J’ai une échéance très précise dans ma tête, j’ai une date à laquelle j’arrêterai. Mais personne ne le sait.
Tout ça est nourri de l’expérience de mes deux grands-pères qui étaient deux belles figures mais pour lesquels la politique a été difficile, surtout à la fin. Ils ont fait le mandat de trop.
Je revois l’un des deux, battu aux élections municipales à Épaignes après 30 ans de mandat. Il pleurait sur le frigidaire de la maison. Plus on arrête tardivement, plus c’est compliqué d’arrêter, plus ça rapproche de la mort. La défaite électorale vous rapproche de l’échéance finale, il faut donc savoir arrêter à temps, pour qu’il y ait une vie après.
Évidemment, il y a des moments qui marquent plus que d’autres. Mon père ne m’a quasiment jamais appelé au téléphone de ma vie, non pas parce qu’il ne m’aimait pas, mais parce que c’était le genre de relation qu’on ne devait pas avoir, il était très pudique.
Ascension sociale : sauvée par une femme
Le jour de mon premier Conseil des ministres, je m’en souviens comme si c’était hier, je suis en train de traverser la place du Maréchal-Juin et mon portable sonne. C’était mon père. Je ne l’avais pas eu depuis ma nomination. On ne plonge pas facilement dans l’émotion dans la famille. Mais ce que mon père m’a dit ce jour-là, je m’en souviens encore : “Tu sais, ton arrière-grand-mère n’avait qu’un broc, une bassine, et ses deux poules et ses trois canards. Elle n’aurait jamais pu imaginer que quelques générations après, un enfant de la famille allait devenir ministre de la Défense.” L’émotion était assez forte à ce moment-là, et elle est encore.
C’est la raison pour laquelle je suis particulièrement attaché à l’orientation et à l’égalité des chances pour les jeunes. Il faut donner de l’ambition à ceux qui ont du potentiel et combattre le déterminisme social. Moi, j’ai vécu ce que représentait le fait d’avoir des marches à monter, sans avoir ni les codes ni les mots.
Il faut donner de l’ambition à ceux qui ont du potentiel et combattre le déterminisme social. J’ai vécu ce que représentait le fait d’avoir des marches à monter, sans avoir ni les codes ni les mots
D’autant que j’ai déconné plein tube quand j’étais lycéen ! Et c’est une femme qui m’a sauvé. Celle qui est devenue ensuite la mère de mes deux premiers enfants. Je l’ai rencontrée à 19 ans alors que je venais d’être viré du lycée. Elle m’a sauvé et après j’ai fait Sciences Po, Assas et je suis devenu administrateur de l’Assemblée nationale.
Je suis très attaché aux droits du Parlement et j’ai toujours été pour la VIe République. J’ai toujours pensé que notre pratique républicaine ne conduisait qu’à l’apparence du pouvoir et à l’inefficacité du pouvoir. J’étais contre l’instauration du quinquennat car je pensais qu’on irait vers une dérive monarchique du pouvoir présidentiel. Je crois que je ne me suis pas trompé.
L’élection présidentielle est un acte cathartique complet : on donne les clés à un homme soi-disant providentiel qui ne l’est pas, bien entendu… C’est ce qui amène à la déception.
De la nécessité du mandat local
Autre attachement très fort pour moi, c’est celui à ma région, à mon territoire, à ma commune mais aussi d’une manière générale à ce qu’on pourrait appeler une forme de girondisme.
Je continue à penser qu’il faut un ancrage local quand on fait de la politique, même si à une époque j’étais pour le mandat unique. Aujourd’hui, on a affaire à des parlementaires qui d’une part n’ont pas d’expérience politique, et d’autre part n’ont pas d’ancrage local. Je pense que ce serait utile de permettre aux parlementaires d’être maire d’une petite commune ou vice-président d’une collectivité locale.
Aujourd’hui, on a affaire à des parlementaires qui d’une part n’ont pas d’expérience politique, et d’autre part n’ont pas d’ancrage local
Une des faiblesses d’Emmanuel Macron, c’est justement de ne jamais avoir été élu local.
La grande différence entre un chef d’entreprise et un élu quel qu’il soit – prenons un président de la République par exemple – c’est que dans le premier cas, il existe un lien de subordination entre les salariés et le chef d’entreprise, et dans le deuxième cas, c’est l’inverse : le président de la République est soumis à la volonté populaire.
C’est pour ça que certains Français considèrent très légitimement que leur opinion est aussi valable que celle du président de la République.
Conduire une réforme, c’est emmener des gens, leur faire partager votre ambition, concilier les contraires. Et ça, vous l’apprenez quand vous êtes élu local. C’est très mendésiste. Mendès France avait d’ailleurs une haute idée de la démocratie et de l’équilibre des pouvoirs.
La Normandie réunifiée
Un des combats de ma vie, c’est évidemment la réunification de la Normandie. C’est vrai que c’est François Hollande qui a fait ça et qui a créé les grandes régions. Je reconnais que c’était idiot, j’aurais dû voter pour cette réforme. Je ne l’ai pas fait parce que le découpage des autres régions était absurde. Mais ça allait dans le sens de l’histoire, c’est vrai.
On nous expliquait que c’était impossible de réunifier la Normandie, qu’il existait un antagonisme trop fort entre Rouen et Caen… Non seulement on a démontré que c’était possible, mais on a aussi montré que c’était une chance pour nous.
Aujourd’hui, les Normands ont intégré l’idée qu’il y avait une communauté de destin entre nous, sur un fondement historique d’ailleurs, car la Normandie a conquis toute l’Europe, je le rappelle
La division nous a porté préjudice parce qu’on a été incapable pendant des décennies de porter des grands projets ensemble. Aujourd’hui, les Normands ont intégré l’idée qu’il y avait une communauté de destin entre nous, sur un fondement historique d’ailleurs, car la Normandie a conquis toute l’Europe, je le rappelle.
Nous pouvons donc devenir les ambassadeurs de notre propre région. En clair, il faut que nous, Normands, nous devenions Bretons. Ça veut dire quoi ? Ça veut dire que sur les routes du Tour de France, partout, même dans les étapes de montagne, il y a des drapeaux bretons. Je veux des drapeaux normands partout.
Mais, attention, la Normandie n’est pas unique, il y a plusieurs Normandie. Par exemple, il y a encore une culture de la lutte des classes dans la Normandie orientale, industrieuse, et une culture de la pondération sur le littoral. L’ancienne Basse-Normandie reste passionnément modérée.
Il y a aussi dans la culture normande ce besoin d’équité, cette attention aux plus pauvres, qui était d’ailleurs à la base du message de Guillaume le Conquérant. C’est la marque de l’histoire. Nous sommes les seuls à avoir conquis les Britanniques et leur avoir donné des institutions. Nous avons porté la grande histoire de l’époque médiévale.
Attractivité normande
La question que je me pose, c’est comment la rendre encore plus attractive ? Comment devenir une région où on a envie d’aller, pas seulement pour faire du tourisme ou pour avoir une résidence secondaire, mais pour s’y installer ? Certaines villes ont réussi ce pari, prenez par exemple Nantes.
C’est pour ça qu’on fait beaucoup de marketing territorial pour renforcer cette attractivité, avec un calendrier d’événements, dont un forum pour la paix – une sorte de Davos de la Paix. Nous avons aussi créé le festival de l’excellence normande avec des produits culinaires, mais aussi des grands laboratoires de recherche, des entreprises de pointe, technologiques et numériques.
L’égalitarisme crée l’inégalité aujourd’hui, et l’État central ne permet plus d’avoir la même égalité entre régions. Par exemple, en matière d’enseignement supérieur, la région Normandie manque de moyens. L’État français continue à creuser le fossé sur ce sujet.
L’égalitarisme crée l’inégalité aujourd’hui, et l’État central ne permet plus d’avoir la même égalité entre régions
Je suis Français et j’aimerais d’ailleurs que les grandes entreprises fassent plus travailler des sous-traitants français, consomment et produisent en France, et jouent la carte de la relocalisation. Mais je pense qu’il n’y a pas d’incompatibilité entre faire émerger le fait régional et une nation très forte.
Je voudrais récupérer la gestion des grands ports maritimes et être la collectivité stratège en la matière. Je voudrais également avoir le suivi des demandeurs d’emploi : non pas de leur indemnisation, mais de leur mobilisation et leur orientation, en lien avec le secteur économique régional.
Dernier sujet très important pour l’avenir, c’est l’organisation des soins. Je voudrais qu’on aille vers des schémas régionaux d’organisation sanitaire. Vous ne pouvez pas porter le destin et l’attractivité d’un territoire sans avoir une offre de santé adaptée.
Président de région ou ministre ?
Il est facile de travailler avec les autres présidents de régions au sein de l’association Régions de France. D’abord parce qu’on n’est que 13, et donc les décisions se prennent de manière plus rapide. En plus, on porte tous l’idée de la régionalisation et le moins qu’on puisse dire, c’est que l’État central n’a rien compris à la régionalisation.
Si on me proposait, je n’échangerais pas mon poste de président de région pour un poste ministériel. Quand vous êtes ministre, vous êtes soumis à une pression médiatique très forte. François Léotard, pour lequel j’ai travaillé, avait l’habitude de dire : “quand on devient ministre, on devient con”. Vous ne pouvez plus sortir d’un discours complètement formaté, ce qu’on appelle la langue de bois.
François Léotard, pour lequel j’ai travaillé, avait l’habitude de dire : “quand on devient ministre, on devient con
Mais c’est vrai aussi que si j’ai pu prendre la présidence de cette région Normandie réunifiée avec autant d’énergie, c’est parce que j’avais eu auparavant une expérience ministérielle importante qui m’avait donné cette capacité d’appréhender les choses.
Pour moi, les moments les plus difficiles en tant que ministre sont liés à des drames, à la mort de militaires français par exemple. Dans ces moments-là, la machine médiatique se met à tourner très vite, comme une lessiveuse, dans un schéma d’accusation permanent. Vous avez donc à gérer cette tristesse, les familles qui sont dans le désarroi, tout ce qui vous accable et, en même temps, la pression médiatique qui devient de plus en plus forte.
Les gens pensent que c’est parce que la soupe est bonne qu’on fait de la politique. Ce n’est pas vraiment ça, le sujet. C’est une passion. Et un mandat régional c’est six ans, donc c’est très court finalement. Les projets mettent du temps à émerger, il faut du temps pour les porter. J’aurais un goût d’inachevé si ça s’arrêtait maintenant.
Mais je fais déjà autre chose.
Mon cheval préféré ?
Literato. Je l’ai acheté avec deux copains et c’est devenu le meilleur cheval de course d’Europe. Je suis éleveur de chevaux. On a même eu une jument en commun avec Bayrou. Il y a peut-être, c’est vrai, dans cette passion des chevaux chez les centristes, le renvoi à notre souci de l’équilibre…
Ma couleur préférée ?
Le bleu.
La chanson préférée ?
‘Que je t’aime’ de Johnny.
Le personnage historique avec lequel je voudrais échanger ?
Napoléon Bonaparte. J’aime bien les conquérants.
Mon livre de chevet permanent ?
Ce sont des nouvelles de Maupassant.
Mon plat préféré ?
La tête de veau. Ou alors du bon pain et du bon beurre.
Dernier cadeau à celle qui partage ma vie ?
Une robe et des gants.
Quelle empreinte laisserai-je dans la vie politique ?
J’espère que ce sera l’empreinte d’un homme qui a passionnément aimé sa région et porté son renouveau.