Pouvoirs élargis des exécutifs locaux, besoins croissants des entreprises pour comprendre une organisation régionale de plus en plus complexe, arrivée des territoires sur le podium des priorités de l’exécutif… Le lobbying territorial, pratiqué de façon encore marginale par les cabinets d’affaires publiques, pourrait connaître une période faste dans les prochaines années.
Par Marion Deye
Dire que le marché des cabinets de lobbying en France est encore un petit marché parisien relève de l’euphémisme : c’est en effet toujours dans la capitale que l’essentiel s’y passe. Selon les chiffres de l’étude réalisée en septembre 2020 par Fred Guillo, à partir des données de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), un tiers seulement des cabinets de conseil employant des représentants d’intérêts se sont aventurés à s’installer de l’autre côté du périphérique. Bien que les rendez-vous à l’Assemblée nationale ou du Sénat aient perdu de leur superbe – la loi Sapin 2 de 2016 sur la transparence, la lutte contre la corruption et la modernisation de la vie économique ayant clarifié les choses – la capitale est encore le lieu clé des rendez-vous.
Les rencontres et conférences institutionnelles que certains cabinets affectionnent comme Boury Tallon & associés, se concentrent sur la rive gauche. Sa filiale spécialisée dans l’organisation d’événements M&M Conseil est une habituée des rencontres à la Maison de la Chimie ou à celle de l’Amérique latine dans le 7e arrondissement, même si certains raouts sont aussi organisés dans les grandes villes de France.
Mais le territoire est devenu à la mode et l’arrivée de Jean Castex, maire de Prades et chantre des régions, comme Premier ministre en est le dernier symbole. L’idée d’une implantation d’un lobbying décentralisé n’est cependant pas neuve. Au début des années 2010, Communication & Institutions avait ainsi caressé l’idée d’une offre dédiée au lobbying territorial. Le marché balbutiant et les besoins encore mal identifiés des entreprises avaient fait tourner court l’initiative. Pour autant, les temps changent. Le levier régional est un désormais assidument pratiqué par certains cabinets et d’autres s’y intéressent. Chez Séance Publique, on en a fait une marque de fabrique, avec une offre allant de l’étude de l’accompagnement territorial à l’étude des écosystèmes du cru et autres constructions d’alliances sur des projets locaux. La société revendique 50 % de son activité liée aux régions (sur un chiffre d’affaires oscillant entre 1,7 et 2 millions d’euros) avec un profond renforcement de cette tendance dans les cinq dernières années. Euros / Agency lorgne aussi sur ce potentiel et s’apprête à lancer de nouveaux bureaux, sous la bannière Euros Agency / Territoires. Marseille doit démarrer la série avant d’autres localités en 2021.
Le tout petit cabinet Convictions Affaires publiques, lancée par l’ex-assistante parlementaire de l’eurodéputé espagnol Fernando Fernández Martin, Ophélie Ferrare, tente la niche ultramarine avec la création cette année de son cabinet à Saint-Gilles à la Réunion. Nouvelle adhérente de l’Association française des cabinets de lobbying (AFCL), elle espère aussi démarrer une activité à Mayotte. La société Territoria, mise en orbite en janvier par Olivier Baldachino et Sébastien Guigner à Bordeaux, se présente dans sa base line comme un « cabinet de conseil en stratégies d’affaires publiques ancré dans les Territoires ». Quant au cabinet Calif, il a aussi fait de l’implantation de son siège social à Saint-Etienne l’un de ses signes distinctifs. L’entreprise, qui dispose également d’une antenne à Paris, croit à son avenir sur le terrain régional. « La poursuite de la décentralisation a largement contribué à ce développement », estime François Massardier, dont les trois-quarts du chiffre d’affaires sont issus du lobbying territorial.
Depuis cinq ans, deux dynamiques ont accéléré la tendance. D’abord, le renforcement des métropoles, dans la foulée de la loi de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles (MAPTAM) de 2014. Puis, la création des 13 régions en 2015 dans le cadre de la loi NOTRe (Nouvelle organisation territoriale de la République) initiée par François Hollande. Avec plus de budget et plus de pouvoirs, l’ampleur et la surface de missions aujourd’hui dévolues aux régions s’est démultipliée. « Les capacités de la région Nouvelle Aquitaine n’ont rien à voir avec ce que pouvait proposer le seul Limousin. Quant au PIB de la région Auvergne-Rhône-Alpes en 2019 (263 milliards d’euros), il dépasse largement celui de la Finlande (240 milliards d’euros) », rappelle-t-il. Le lobbyiste territorial joue un rôle de chien d’aveugle pour les entreprises perdues dans la complexité de ce dédale local : les délégations de compétences ont été tellement importantes que les chefs d’entreprises peinent à savoir à qui elles doivent s’adresser, comment obtenir des aides ou déployer leurs projets.
La fondatrice de Séance Publique Capucine Fandre revendique 50% de son activité hors de Paris
Autre illustration du potentiel et du renforcement du centre de gravité des affaires publiques vers les régions : le prestige croissant de leurs présidences, à la tête desquelles se bousculent les pointures aux ambitions nationales. A la tête de l’Ile-de-France, des Hauts-de-France et de la région Auvergne-Rhône-Alpes, Valérie Pécresse, Xavier Bertrand et Laurent Wauquiez ne semblent guère regretter leurs ministères… « Les grands élus des territoires ne passent plus leur temps sur la rive gauche », confirme Capucine Fandre, dont le cabinet tient pourtant à son ancrage au cœur du 7e arrondissement de la capitale. Paradoxe ? « Non, gage-t-elle. Notre rôle est justement d’amener nos clients nationaux à mieux et plus investir cet échelon. Les industriels y ont des sites et y sont naturellement installés. A nous de les aider à développer des synergies avec le local ». Certains sujets comme la mobilité, la croissance verte, la ruralité, l’alimentation ou le logement prennent d’ailleurs toute leur amplitude avec les collectivités du cru.
Les cabinets les plus investis en région bénéficient d’ailleurs d’un effet vertueux de leur maîtrise des rouages locaux. La Confédération générale des planteurs de betteraves, accompagnée par Séance Publique, a ainsi développé dans le Nord et le Grand Est, deux expérimentations visant à inclure un pourcentage d’éthanol agricole dans le carburant automobile. « Les deux ont déployé le système mais en utilisant chacune un dispositif fiscal différent ! C’est ça, le lobbying : faire émerger une solution adaptée à chacun [région, entreprises et consommateurs] dans un intérêt commun ».
Lobbying local et transparence : la loi Sapin 2 reste au milieu du gué
Le recensement des actions de lobbying exercées auprès des exécutifs locaux dans le répertoire des représentants d’intérêts, prévu dans la loi Sapin 2, bénéficie toujours d’un répit. La loi de 2016 avait prévu cette extension à compter de juillet 2018. Mais face aux difficultés, le Parlement avait reporté l’entrée en vigueur de la mesure à juillet 2021. La loi relative à la crise sanitaire du 17 juin l’a repoussé à 2022.
La HATVP elle-même a émis des réserves sur la faisabilité de la mesure, préconisant dans son rapport d’activité 2019 un report de deux ans. Raisons ? En incluant les exécutifs locaux, le champ des responsables publics pour lesquels les représentants d’intérêts devront déclarer leurs actions couvrira 19 000 personnes. De quoi complexifier la tâche des lobbyistes, la lisibilité du registre et alourdir substantiellement la charge de travail de l’autorité indépendante…
Le pré-rapport rendu public en janvier par le vice-président de l’Assemblée nationale et président de la délégation du bureau chargée des représentants d’intérêts, Sylvain Waserman, sur « un lobbying plus responsable », suit la même ligne, eu égard notamment à « la différence de nature et d’échelle entre les décisions du législateur et celles des collectivités ». L’élu recommande en revanche que des déontologues indépendants soient mis en place au sein des collectivités.