Les boutiquiers français du lobbying face aux mastodontes bruxellois

Les boutiquiers français du lobbying face aux mastodontes bruxellois
©SIPA

Face aux géants du lobbying bruxellois, les cabinets d’affaires publiques français font figure de nains. Le déploiement à Bruxelles semble loin des priorités des entités tricolores qui préfèrent miser sur des partenariats locaux. A croire que l’organisation en « boutique » du lobbying hexagonal répond finalement à la nature des décisions sur lesquelles les cabinets ont la main…

Par Marion Deye

Pour mesurer la taille de la présence française dans la nuée des représentants d’intérêts auprès des institutions de l’Union européenne (UE), il faut savoir manier les chiffres décroissants… Le registre de transparence de l’UE, répertoriant les organisations qui cherchent à influencer le processus législatif et de mise en œuvre des politiques des institutions européennes, recense 12 000 organisations déclarées comme représentants d’intérêts. Sur ces 12 000, 850 sont inscrites en tant que cabinets de consultants spécialisés, consultants indépendants et cabinets d’avocats. Et sur ces 850, 76 seulement sont françaises…

L’idée d’une France encore souveraine, dans laquelle un lobbying exercé entre l’Assemblée nationale, le Sénat et les ministères suffirait à répondre aux besoins, a décidément la vie dure. Et c’est bien entre les six côtés de l’Hexagone – et plus encore à Paris – que se joue l’essentiel de l’activité des cabinets d’affaires publics tricolores. Les entités ayant un pied solidement installé outre-Quiévrain sont peu nombreuses. Euros / Agency, avec sa quinzaine de collaborateurs dédiés aux affaires publiques à Bruxelles auxquels s’ajoutent sa vingtaine de consultants à Paris, fait figure d’exception. La société a joué la carte de la double implantation dès son démarrage. Également ouverte vers l’Union, la société Arcturus a fait naître son premier bureau à Bruxelles, avant d’ouvrir Paris et de s’étendre à Berlin et Varsovie.

Petits arrangements transfrontaliers

A cette aune, les cabinets intégrés à des réseaux internationaux ont la partie plus facile pour étendre leur champ d’activité de l’autre côté de la frontière. Communication & Institutions, affilié au groupe mondial de com’ Omnicom – également actionnaire de la structure présidée par Fabrice Alexandre – travaille ainsi avec le cabinet d’affaires publiques suédois Kreab et le poids lourds des relations publiques du marketing et du lobbying FleishmanHillard, tous deux détenus par Omnicom. Le scandinave Kreab (25 bureaux dans le monde) a pignon sur rue dans la capitale belge : la société revendique sur le registre de la transparence européen une cinquantaine de consultants actifs auprès des institutions.

C’est aussi vers Kreab que Boury Tallon & associés envoie ses clients, quand il a besoin de relais sur place… Le numéro 1 français des lobbyistes (avec une marge brute d’environ 9 millions d’euros) n’est d’ailleurs pas inscrit sur le registre bruxellois. Et la question d’installer une antenne en Belgique ou de dédier une équipe aux enjeux européens ne se pose pas : pour être pertinent « il faut y être physiquement et y consacrer des moyens », estime son directeur général Pascal Tallon. De fait, on ne s’improvise pas lobbyiste pour l’UE : agendas spécifiques, procédures différentes, interlocuteurs strictement locaux obligent à une connaissance fine du relief local. Koz conseil – inscrit sur le répertoire bruxellois – mise sur l’entregent de sa correspondante sur place, l’ex-eurodéputée Florence Kuntz. L’agence Com’ Publics a pour sa part choisi il y a dix ans de prendre 20 % de participation dans le cabinet belge. AliénorEU. Chez Image 7, on s’organise une dimension mondiale en s’alliant avec d’autres agences à Londres ou dans la capitale belge. L’agence d’Anne Méaux collabore par exemple avec son homologue allemand Hering Schuppener.

Plusieurs membres de l’AFCL, actuellement présidée par Nicolas Bouvier, associé chez Brunswick à Paris – le groupe est l’un des poids lourds du lobbying à Bruxelles -, se prévalent cependant de disposer aussi de bureaux dans la capitale belge, à l’instar du cabinet Schell, de FairValue Corporate & Public Affairs ou encore de Lysios qui revendique également sur le registre européen quatre consultants en équivalent plein temps affectés aux enjeux européens. Sur le papier, d’ailleurs, le champ de l’UE figure en bonne place des actions et des préoccupations des cabinets. Si un sur trois seulement dit agir au niveau mondial, 72 % revendiquent des missions de niveau européen, a recensé le consultant Fred Guillo, dans une étude sur l’activité des représentants d’intérêts dans les cabinets de conseil français, réalisée en septembre à partir des données de la Haute autorité de la transparence de la vie publique (HATVP).

Le bicéphalisme franco-belge reste toutefois plus de forme que de fond. En France, les clients des entités hexagonales ont eux-mêmes compris que mieux valait s’adresser à Dieu qu’à ses saints sur le sujet. Gilles Lamarque, président d’Anthenor Public Affairs explique que peu d’entre eux lui demandent de travailler spécifiquement sur des problématiques européennes, même s’il peut être amené à répondre à des demandes particulières sur des transpositions de directives ou des plaintes.

Lobbying ou diplomatie d’affaires

Les adaptations législatives en droit français, qui découlent des règlements ou des directives européens sont, de fait, un terrain de jeu parfait pour les cabinets hexagonaux. « Sur ce volet, c’est bien ici qu’il faut surveiller les dispositions et les virgules, estime Alexandre Medvedowsky, président du directoire du groupe ESL & Network. Mais pour influer sur les textes européens initiaux, c’est en amont, à Bruxelles, qu’il faut être. Quand on sait qu’une directive va être élaborée dans deux ans sur un sujet intéressant nos clients, c’est maintenant qu’on y travaille ».

Reprise en juin 2020 par l’ADIT (Agence pour la diffusion de l’information technologique), dont Bpifrance détient un tiers du capital, la société place d’ailleurs ses affaires publiques davantage au niveau transnational et les assimile à de la diplomatie d’affaires. Son intégration dans l’ADIT vise d’ailleurs à faire d’ESL et des équipes de l’ADIT dédiées à cette activité le département diplomatie d’affaires de la nouvelle maison mère. ESL & Network comptait, pour sa part, huit collaborateurs à Bruxelles, travaillant pour des clients répartis pour moitié entre groupes français et étrangers. Avec ce regroupement, il s’agit d’atteindre une taille critique pour être en mesure de concurrencer les autres acteurs mondiaux, que sont par exemple outre-Quiévrain les FTI Consulting, APCO Worldwide, Burson Cohn & Wolfe et autres Interel Group.

Une appétence européenne modérée du côté des pouvoirs publics

Le déploiement modéré des cabinets de lobbying tricolores sur les affaires publiques européennes est aussi la traduction du faible investissement des pouvoirs publics sur la représentation de leurs intérêts au niveau bruxellois. Les collectivités locales par exemple – fussent-elles imposantes – semblent partager cette frilosité. Le différentiel est éloquent : « le bureau de la représentation de la région Ile-de-France à Bruxelles compte sept personnes », rappelle François Massardier du cabinet Calif. Pour mémo, en 2015, la Bavière en affichait 40 ». Le PIB francilien s’élève pourtant à 669 milliards d’euros en 2019 (soit 4,6 % du PIB de l’UE) et celui de la Bavière à 625 milliards €…

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