Plus de transparence et de technicité, moins d’influence et de pression, le lobbying change. En surface ?
Par Marion Deye
C’est un véritable consensus : depuis dix ans qu’il se réforme et se transforme, le lobbying semble avoir trouvé en France son modèle. Le métier est moins conspué qu’autrefois, le recours aux représentants d’intérêts est entré dans les réflexes des entreprises et les pouvoirs publics en ont fait des interlocuteurs qu’on ne cache plus derrière les rideaux.
La profession est unanime : les affaires publiques se sont professionnalisées. Adieu donc le lobbying à l’ancienne, valorisant les carnets d’adresses rebondis de quelques grands manitous de l’influence ; finies les intermédiations cachées dans les couloirs de l’Assemblée nationale ou du Sénat. Place désormais à la transparence, à la technicité, à l’expertise et au relationnel à tous les niveaux de décisions.
Bonne nouvelle pour les intéressés, le marché se porte plutôt bien. Le recours aux lobbyistes est aujourd’hui un réflexe acquis. Selon les chiffres compilés dans une étude parue en septembre, réalisée par le lobbyiste Fred Guillo à partir des données de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), ce sont ainsi 1 452 activités de représentation d’intérêts qui ont été déclarées à l’autorité indépendante en 2019, confiées à quelque 133 cabinets de conseil employant un ou plusieurs représentants d’intérêts. Environ 1 200 organisations ont été accompagnées, soit une moyenne d’environ 10 clients par structure, précise le consultant qui travaille depuis 2018 au sein du cabinet de conseil en affaires publiques Interel. Le champ des demandeurs s’est par ailleurs élargi : PME et ETI en sont désormais aussi des consommateurs réguliers.
La dynamique du marché et l’abondance de l’offre
La multiplicité des besoins rend le marché dynamique, dans un contexte de saine concurrence entre les intéressés. Les plus grands cabinets spécialisés de la place (Boury Tallon & associés, Lysios Public Affairs, Communication & institutions, Séance publique, Anthenor Public Affairs) tirent leur épingle du jeu. L’essentiel des mandats va à ce quintet historique des cabinets d’affaires publiques. Mais de nouvelles structures se lancent et tentent leur chance, avec d’autres approches et d’autres réseaux, tandis que les agences de communication ont elles aussi compris qu’il leur fallait en être. Toutes les grandes structures sont dotées de département dédiés et les plus petites qui n’en avaient pas s’en équipent.
Mais cette abondance dans l’offre ne rend pas le gâteau plus gourmand pour tout le monde. Et pour séduire les clients, chacun s’évertue à convaincre de la pertinence de son modèle. Avec leur force de frappe, les agences de communication se sont engouffrées dans la brèche et jouent la carte de l’exhaustivité. Leur atout : disposer d’un important vivier de clients, qu’elles drainent vers leurs offres affaires publiques.
Certaines optent même parfois pour des méthodes radicales pour revenir en force dans le domaine, à l’exemple de Publicis Consultants, dont les affaires publiques tournaient au ralenti. En rachetant, Domaines publics, l’un des gros cabinets parisiens avec sa vingtaine de collaborateurs, la filiale spécialisée dans l’influence du géant de la com’ a dopé d’un coup son activité. Fondé par Jean-Michel Arnaud et Steven Zunz en 2004, le cabinet a intégré le groupe en 2018. « Avec ce rachat, nous avons repris une expertise, une compétence spécifique, capable de faire de la veille institutionnelle, d’avoir une approche locale… », estime Alexandra Lafferrière, la nouvelle présidente de Publicis Consultants. Deux ans plus tard, le département lobbying de Publicis compte trente collaborateurs sur les 160 de l’agence. « C’est la largeur de gamme des prestations proposées que nous différencie : les affaires publiques sont un élément d’une stratégie globale « à 360° » pour nos clients incluant le digital, les relations presse, la communication de crise. On démultiplie l’impact des affaires publiques avec ce que l’on fait par ailleurs », avance la patronne de l’entité.
A chacun son lobbying
La taille pourtant ne fait pas tout, loin s’en faut. « Le lobbying d’expertise s’est imposé. Le lobbyiste est aujourd’hui vu comme un technicien, un apporteur de solutions », assure Fabrice Alexandre, président de Communication & Institutions. Le cabinet, qui revendique une dizaine de collaborateurs, est l’un des plus anciens de la place (sa création remonte à 1983).
L’émergence régulière de petites structures de lobbying témoigne par ailleurs du dynamisme du marché et de son ouverture aux structures de niches. Pour faire leur trou aux côtés de leurs concurrents plus établis, les entités plus modestes essaient de faire la différence avec un positionnement original. Les uns se spécialisent dans le lobbying territorial, les autres misent sur une approche plus participative entre parties prenantes, d’aucuns jouent la spécialisation sectorielle ou la collaboration avec d’autres entités. Travaillant pour France Energie éolienne, Vattenfall ou encore l’Association française indépendante de l’électricité et du gaz (Afieg), la petite structure Atlas Publics Affairs, présidée par Christophe Droguère, persévère dans l’énergie. Le cabinet Relians de Pascal Dupeyrat, qui s’affiche comme une société spécialisée dans les opérations stratégiques, a fait du conseil aux opérations en lien avec les investissements étrangers en France l’un de ses disciplines favorites.
Faute d’équipes pléthoriques, la plupart optent pour des partenariats afin de présenter une offre élargie. Koz conseil, cabinet fondé par Gaëtan de Royer en 2017, collabore ainsi avec Ylios, dédiée en conduite de transformation et en management du changement. La société planche aussi avec l’avocat au Conseil d’Etat François Sureau pour l’expertise juridique et légistique et s’appuie sur Christine Marco, pour ce qui relève de la stratégie et des relations médias.
Les avocats lobbyistes
Autres acteurs du marché des affaires publiques : les avocats lobbyistes. « Ceux-ci travaillent de plus en plus avec les avocats, en plus de faire eux-mêmes des affaires publiques », raconte Philippe Portier qui avait fondé au début des années 2010 l’association « Avocats lobbyistes ». Si la structure est en sommeil depuis quelques mois, son objectif, à l’époque, a été atteint : la profession s’est réimposée parmi les acteurs du secteur. « Notre spécificité, c’est l’influer sur la norme et d’apporter notre compétence juridique sur des textes de plus en plus complexes », complète l’avocat qui a en charge le lobbying au sein du cabinet Jeantet.
Des spécialistes de l’amendement aux experts des nomenclatures, des organisateurs de clubs fédérant entreprises et élus aux conseillers en stratégie, le choix des profils ne manque pas pour les entreprises et les fédérations professionnelles qui veulent se faire accompagner. Chacun peut trouver chaussure à son pied. « Savoir que tel lobbyiste est capable de vous mettre en contact direct avec tel ministre continue de faire briller les yeux, en particulier dans les secteurs économiques plus traditionnels ou ceux qui sont en position défensive », gage un observateur. L’expertise technique et juridique en rassurera d’autres, quand d’aucuns encore apprécient de voir leurs arguments faire l’objet de pleines pages dans la presse régionale ou nationale, forme de lobbying qu’affectionnent souvent les grosses agences de com’.
Marché mature et prix plus serrés
Mais si le recours au lobbying est devenu plus banal pour les entreprises, la temporalité des missions confiées aux cabinets s’est aussi modifiée ces dernières années. « Les mandats longs deviennent rares. Les remises en question annuelles des contrats sont plus fréquentes qu’auparavant », estime Gilles Lamarque, président d’Anthenor Public Affairs. Cette rotation entretient certes la concurrence, mais provoque un effet ciseau parfois contreproductif pour le suivi de certains dossiers qu’il faut labourer sur le long terme.
Plus prosaïquement, la relative lucrativité de l’activité contribue aussi à son développement. En dépit de prix aujourd’hui plus serrés qu’il y a quelques années, l’activité reste moins sujette aux aléas économiques que peuvent l’être celles liées à l’événementiel, premières à faire les frais des coupes de budget en période de crise. Si l’on rapporte le chiffre d’affaires réalisé par les cabinets par rapport à leur nombre de clients, le lobbying reste relativement rémunérateur. « C’est aussi pour cela que les agences de communication tentent de monter en gamme et d’augmenter leur rentabilité en s’ouvrant des départements affaires publiques », précise un spécialiste du secteur. Mais attention, n’est pas un spécialiste du réglementaire qui veut. Et ceux, qui se lancent en espérant vendre cher des prestations, sans disposer des compétences règlementaires nécessaires pour le suivi des dossiers risquent de peiner sérieusement au moment de se dépêtrer des normes. « C’est chic de dire qu’on fait du lobbying, sourit de son côté Gilles Lamarque, mais la réalité du métier, c’est avant tout d’être capable de s’atteler à la complexité ».
Le marché pourrait être confronté dans les prochains mois à un mouvement de concentration, que les conséquences de la crise sanitaire risquent d’accélérer. Certains avouent garder un œil vigilant sur les opportunités. Le cabinet Euros / Agency se dit prêt à passer à de la croissance externe si l’occasion se présente. Le groupe vise 7,5 millions d’euros de marge brute en 2020 (contre 5 millions € en 2019) et même 10 millions € en 2023.
Influence, affaires publiques ou lobbying : un débat sémantique ?
Entre les cabinets spécialisés dans les affaires publiques et les départements dédiés à cette activité au sein des agences de communication, les passes d’armes sur la meilleure approche de la représentation d’intérêts se poursuivent par petites phrases interposées. Les premiers se voient davantage en promoteurs d’un lobbying de fond auquel ils opposent volontiers un lobbying de forme, qui serait l’apanage des seconds.
Au sein de l’agence de communication Image 7, le pôle affaires publiques existe depuis une vingtaine d’années et compte une dizaine de personnes, sur la soixantaine du groupe fondé par Anne Méaux. Pour Florence de Soos, qui supervise ce département, « affaires publiques » et « lobbying » sont deux choses différentes. Les premières reviennent à faire bouger les lignes entre de multiples parties prenantes, sans nécessairement influer sur une décision publique, à la différence du second. Et chez Image 7 – par ailleurs adhérent de longue date de l’Association française des cabinets de lobbying (AFCL) – ce sont surtout les premières que l’on pratique… « Une entreprise qui veut être mieux insérée dans son territoire ou nouer des partenariats locaux ne fait pas du lobbying, gage-t-elle. Il faut certes l’accompagner dans un milieu institutionnel local, mais aussi être capable d’actionner des leviers différents comme le social, l’académique, les consommateurs et les ONG ». Si l’agence dispose aussi de consultants dûment dotés de « compétences juridiques et techniques nécessaires pour aller au fond des dossiers », c’est la capacité de proposer une « dimension plus large » qui reste la priorité de l’agence. Autrement dit des affaires publiques…
« Les agences de com’ ont construit leur légitimité sur leur capacité à travailler l’opinion, l’image. Leur apport relève davantage de la communication institutionnelle. Aujourd’hui, les clients veulent de l’efficacité et emporter des marchés, rappelle de son côté Capucine Fandre, présidente de Séance publique. Et cela passe par un lobbying de propositions et de travail technique ».
Quid de l’effet Covid ?
La crise sanitaire n’a pas eu que des inconvénients : si elle a bloqué l’économie, elle a aussi suscité de nouveaux besoins directement liés à la crise sanitaire au sein des entreprises. Nombre de cabinets ont accompagné des demandes conjoncturelles liées au confinement. Communication & Institutions s’est vu ainsi chargé de faire connaître l’offre de la PME Belfor Santé, spécialisée notamment dans la désinfection et l’assainissement des bateaux de croisière. Un must en période de Covid-19… « L’entreprise est la seule à disposer d’une norme spéciale particulièrement adaptée à la situation, il fallait la faire connaître aux ministères et aux collectivités locales qui tous étaient en quête de solutions », explique Fabrice Alexandre.
Plus largement, les lobbyistes ont aussi été mis à contribution pour positionner leurs clients à l’occasion du plan de relance mis en place par les pouvoirs publics. Sur la forme également, la crise sanitaire a fait émerger de nouvelles méthodes de travail, plus rapides, plus efficaces. Fini les rendez-vous où l’on venait seulement présenter l’entreprise. « Quand on est avec un cabinet ministériel ou un élu, on entre directement dans le vif du sujet : quel est le problème, comment le régler et que proposez-vous », juge Capucine Fandre.
Le vieux lobbying est mort, vive le nouveau lobbying…
Pour les jeunes lobbyistes, pas d’hésitation. Le métier de lobbyiste diffère foncièrement aujourd’hui de ce qu’il était hier. L’association Jeunes Lobbyistes – l’une des structures les plus représentatives des nouveaux venus dans la profession – le revendique avec beaucoup de sérieux : c’est une « profession d’expertise », dotée d’une « vraie utilité démocratique » et qu’il faut expliquer « pour casser les préjugés ». Avec 130 membres âgés de 18 à 35 ans (employés en cabinets, en entreprise, au sein d’ONG ou de fédérations professionnelles), l’entité créée en 2014 et présidée par Guilhaume Jean, également collaborateur au sein du cabinet Wemean, entend participer à ce travail de pédagogie : l’association s’est donc lancée dans plusieurs initiatives. Au-delà de rencontres, type apéros-débats conviant entreprises ou élus, Jeunes lobbyistes s’apprête à proposer aux nouveaux entrants des services de formation (networking, prise de parole en public…) et à renforcer ses interventions au sein du monde académique dans les formations ouvrant à la pratique des affaires publiques.
Un marché étroit à l’activité économique difficile à mesurer
Sur les acteurs du secteur dont l’activité est spécifiquement liée aux affaires publiques, seule une petite dizaine de cabinets réalise un chiffre d’affaires dépassant le million et demi d’euros et bien peu dépassent les cinq millions d’euros. Les entreprises qui affichent de plus gros revenus cumulent la représentation d’intérêts avec d’autres spécialités (communication corporate, de crise, relations presse, etc.).
Le marché du lobbying est petit par les revenus mais aussi par les effectifs. Selon les derniers chiffres rassemblés par le lobbyiste Fred Guillo dans son étude parue en septembre, sur la base des données de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), sur les 133 cabinets de conseil inscrits, 42 % n’emploient qu’un seul représentant d’intérêts et la moitié en revendiquent entre 2 et 10.